« Une des raisons pour lesquelles La Cantatrice chauve fut ainsi intitulée, c’est qu’aucune cantatrice, chauve ou chevelue, n’y fait son apparition. »
Eugène Ionesco, « Notes et contre-notes »
Ce qui est drôle dans cette oeuvre, c’est déjà son sous-titre, « anti-pièce » : d’après l’auteur, vous allez donc voir une pièce qui n’en est pas une, et non seulement ça, mais une pièce qui s’oppose à toutes les pièces écrites jusque-là… Et le fait est, les tentatives infructueuses trouvées sur internet le montrent : La Cantatrice chauve ne se résume pas.
Monsieur et Madame Smith reçoivent les Martin à la maison… Tout est anglais dans cette histoire, les gens, la pipe, le fauteuil, le journal, jusqu’au dix septième coup de la pendule… Même le silence est anglais prévient l’auteur. Mais Ionesco, qui a eu l’idée de la pièce en apprenant justement l’anglais par une méthode bien connue écrit dans ses mémoires « si j’avais voulu et n’avais pas réussi à apprendre l’italien, le russe ou le turc, on aurait pu tout aussi bien dire que la pièce résultant de cet effort vain était une satire de la société italienne, russe ou turque ».
Les Smith, donc, reçoivent les Martin à la maison… Ils parlent de choses et d’autres sans rien échanger de personnel, on pense d’abord à une comédie de boulevard, une pièce intimiste à thèse, et puis cela dérape… C’est cette situation à la fois banale et universelle que choisit Ionesco pour finalement écrire une des pièces les plus comiques du XXème siècle. Pourtant, les Smith et les Martin, ces « braves bourgeois » vivent un profond malaise. Ce qui fait ici la matière du comique n’est pas drôle, c’est l’inspiration angoissée de l’auteur, sans artifice, sans truc et sans blague, si proche de nous, qui nous amuse. C’est la critique des conventions théâtrales quelles qu’elles soient, des dialogues naturalistes, des petites morales… Plus qu’une satire du conformisme, Ionesco fait la « comédie de la comédie », selon sa propre expression. Et c’est réjouissant : il ne nous accable pas, il partage avec nous l’absurdité de nos postures, il nous fait rire de nous-même et ce n’est pas désespérant parce que grâce à lui, on se comprend mieux, et on est pris d’une furieuse envie de réagir.
Le théâtre de Ionesco n’a pas pris une ride. La case « absurde » nous a souvent fait ranger son oeuvre au rayon de l’extravagance : si c’est absurde, alors tout est possible, on peut tout dire mais ça ne veut rien dire. Or, le théâtre de Ionesco, c’est tout le contraire, il dit sans dire, il fait comprendre à la manière d’un tableau de Magritte, on est frappé par l’évidence de ce qu’il dépeint.
Au mot « absurde », Ionesco préférait celui d’ « étonnement ». Ce qui est absurde, en effet, ce n’est pas son théâtre, c’est le monde qu’on découvre dans le miroir qu’il nous tend : le nôtre. Et ce reflet ne vieillit pas. Mieux, il se réincarne au gré des métamorphoses de nos sociétés, et sous nos yeux étonnés, les Smith et les Martin continuent d’échanger des banalités sur leur radeau dérivant dans la houle...
Cette pièce emblématique est un élément essentiel dans mon parcours de metteur en scène, je n’ai cessé d’y penser, de m’y référer dans ma pratique du théâtre. D’abord elle est une interrogation sur la raison d’être de la représentation elle-même, ensuite elle ouvre de nouvelles perspectives narratives et enfin, elle abolit la frontière traditionnelle entre tragique et comique. Depuis que je l’ai découverte, à mes débuts, je ne supporte rien au théâtre qui soit dénué d’humour ou d’une connivence avec le spectateur.
Pour monter un texte tel que La Cantatrice chauve, j’ai réuni des acteurs très concernés et capable de travailler dans un esprit de troupe. C’est un nouveau registre pour Romane Bohringer avec qui nous réaliserons notre 8ème collaboration depuis 2002.
Le rôle de la musique sera important dans mon approche de la pièce, c’est pourquoi elle sera composée spécialement pour ce projet.
Pierre Pradinas, 28 février 2016